L'armoire aux 8 serrures de Château-Ville-Vieille
«De tous temps, ces contrées lointaines, montagneuses, reculées, difficiles à dompter sont demeurées quasi indépendantes. Le relief, associé à un climat rude, leur a conféré une grande liberté et leurs habitants, qui sont de ce fait des gens difficilement domptables, épris de justice, habitués à une vie sauvage, persque autarcique, ont toujours rêvé de liberté.» écrit Jean-Paul Fine dans son livre La principauté des libertés ou la République des Escartons, Editions Transhumances, 2015.
Le 20 mai 1343, le dauphin Humbert II octroyait aux communautés briançonnaises une charte de privilèges, la « Grande Charte des Libertés ». Elle leur donnait notamment la faculté de se réunir et de désigner des représentants ainsi que la gestion des canaux, des forêts, le commerce du sel... l'autonomie du territoire des Escartons, entre Piémont et Briançonnais. 675 ans avant que des militants n'y accueillent des migrants. Ces vallées transalpines défendaient déjà une organisation basée sur l'entraide et la solidarité, à l'intérieur de cinq territoires de la région de Briançon, les Escartons de Briançon, du Queyras, d’Oulx, de Val-Cluson et de Château-Dauphin. « Escartonner » signifiait partager, c'est-à-dire répartir les charges et redistribuer l'impôt. En plein Moyen Age, les Escartons vécurent une expérience originale de démocratie, d'autogestion et de coopération transalpine. Et Briançon devint le siège de ce que l'on a (improprement) appelé « la République des Escartons », confirmée par chacun des rois de France et à laquelle mit fin la Révolution Française.
Aux archives de la ville de Briançon, est conservé l'original de la Grande Charte des Libertés,
ainsi que les sceaux pendants en cuir qui représentent les armoiries de Briançon et du Dauphiné.
Tandis que dans la mairie de Briançon, se cache un fac-similé de la charte derrière les portes d'une armoire qui s'ouvrent pour les visiteurs...
À Château-Ville-Vieille, commune du Queyras, bien cachée derrière les portes de la Maison communale, trône l'armoire aux 8 serrures, depuis sa fabrication en 1773 par Joseph Sibille, ébéniste à Saint-Véran.
Elle est en pin cembro ornementée de sculptures en relief d’influence italienne.
Elle mesure 191 x 162 x 59 (selon les unités de mesure de l'Ancien Régime). Nous l'avons mesurée avec Jean-Louis Poncet, maire de Château-Ville-Vieille qui m'a ouvert les portes...
... Toutes les portes. Elle contenait les « archives de la vallée de Queiras », registres dans lesquels étaient inscrites les délibérations des consuls.
Lorsque ceux-ci se réunissaient, chaque commune devait être représentée, puisque la réunion de toutes les clés était indispensable pour ouvrir l'armoire !
Des panneaux sculptés avec un décor de rinceaux organisés autour d'une rosace centrale.
8 serrures pour 7 communes, Molines, Arvieux, Château-Ville-Vieille, Abriès, Aiguilles, Saint-Véran, Ristolas et une pour le secrétaire général.
L'ordre de préséance avait été déterminé par l'importance de leur contribution aux charges fiscales collectives. Le nom de chaque commune était inscrit sur la serrure, ici Château-Ville-Vieille, serrure N°3.
«L'armoire n'a jamais bougé de cet emplacement depuis sa construction», m'explique Monsieur le maire. Elle a pourtant bien failli être emmenée au Musée Dauphinois à Grenoble qui voulait l'exposer pour 6 mois. Mais la municipalité s'y oppose en 2005, «car il aurait fallu la démonter, donc la dé-cheviller et on n'était pas sûr de la revoir ici !»
À écouter sur France Culture, La Fabrique de l'histoire/ une histoire de micro états : Briançon, capitale des Escartons, 1343-1789