Emilie Carles, une femme engagée dans sa vallée
Emilie Carles est née avec le XXe siècle à Val-des-Prés, dans la Vallée de la Clarée (Hautes-Alpes). Sa mère mourut alors qu'elle avait 4 ans, laissant 6 enfants avec leur père Joseph Allais. Emilie devint institutrice et exerça son métier dans sa vallée durant 40 ans, apprenant à ses élèves la tolérance, le refus de la guerre et la fierté de leurs traditions paysannes. Elle devint écrivaine à 78 ans en publiant "Une soupe aux herbes sauvages" puis "Mes rubans de la Saint-Claude" en 1982. Elle raconte, sans misérabilisme et sans larmoiement, la très dure vie des paysans du début du XXe siècle, avec un réalisme sans concession, une force tranquille, une joie étonnante. On disait alors : "9 mois d'hiver, 3 mois d'enfer", au temps où la neige isolait complètement les villages, et où il fallait travailler dur pendant le court été pour arracher à la terre la production qui faisait vivre toute une famille, tout en menant les bêtes en alpage. Elle dénonça la misère, l'alcoolisme, qui faisaient des ravages dans sa vallée. Son métier d'institutrice la mena à Paris en 1916, où elle côtoya les milieux pacifistes et anarchistes. Mais déjà à 14 ans, elle s’était forgée des idées antimilitaristes, après le départ de ses deux frères à la guerre en 1914, et lorsque Joseph lui raconta, lors d’une permission, sa révolte face à l’absurdité de ce conflit.
Elle rencontre Jean Carles en 1927, un pacifiste, libertaire et libre-penseur, qui devient son compagnon. Avec lui, elle lutte contre l’injustice, la guerre, le racisme, le patriarcat et la soumission des femmes. En 1936 ils transforment la grande maison familiale en hôtel, dans lequel ils reçoivent les vacanciers du Front Populaire. La maison se remplit d'amis, de discussions interminables, les prix sont dérisoires, et c'est le salaire d'institutrice d'Emilie qui va combler le déficit de l'hôtel. Ensemble ils auront 3 enfants, 2 garçons et une petite fille Nini qui meurt à l'age de 6 ans, écrasée par un camion militaire pendant la seconde guerre mondiale.
En 1974, elle réussit à mobiliser la population de Val des Près contre le projet d’autoroute Fos-sur-Mer/Turin qui devait traverser la Vallée de la Clarée. Le 13 Août 1973, elle prend la tête d’une manifestation à Briançon avec les paysans de la vallée venus sur leurs tracteurs envahir la ville contre ce projet. Le 27 Octobre 1976, elle organise une conférence de presse à Paris devant des représentants de ministères et des journalistes. Émilie fait grosse impression et obtient gain de cause : la Vallée de la Clarée sera désormais classée et on ne pourra plus dévisager cette nature préservée unique et vivante, ces charmants villages, ces forêts traversées par la rivière Clarée.
Si nous pouvons encore nous régaler de ce petit paradis qu'est la Vallée de la Clarée, c'est grâce à Emilie Carles, dont je ne pouvais manquer d'honorer le souvenir en cette "Journée de la Femme". J'ai lu son livre "Une soupe aux herbes sauvages" plusieurs années avant de venir m'installer à Briançon, et c'est avec une grande émotion que j'ai visité pour la première fois cette vallée, dans les pas d'Emilie.
Avant de quitter Val des Prés, flânons un peu dans ses rues en cette fin d'hiver encore bien enneigé, comme au temps de la jeunesse d'Emilie. La Mairie et son cadran solaire qu'Emilie n'a pas connu, et qui ne parle pas de la mort et de la fuite du temps, mais de Liberté, d'Egalité, de Fraternité...
L'église Saint-Claude avec son superbe porche qui abrite le monument aux morts...
"Emilie, si jamais tu fais la classe un jour, il faut dire la vérité aux enfants, parce que c'est simple, le type qui est en face de toi, l'Allemand, il a certainement une charrue ou un instrument de travail qui l'attend chez lui. Après la guerre, lui et moi, si on n'est pas mort, si on n'a pas complètement perdu notre dignité d'homme, il faudra bien qu'on se remette au boulot pour réparer les ruines laissées par la guerre, mais la guerre, ni lui ni moi on en aura eu quelque chose. Ce sont les capitalistes et les richards qui auront fait des bénéfices en vendant leurs armes, ce sont les militaires de carrière qui auront gagné du galon et pris de l'avancement, mais nous, on n'aura rien, on n'aura rien gagné." Ce sont les mots de Joseph, frère d'Emilie, dans "Une soupe aux herbes sauvages".
Nous ne pourrons chercher la tombe d'Emilie Carles dans le cimetière qui dort sous la neige... D'ailleurs nous ne la trouverions pas : Emilie a offert son corps à la science à sa mort le 29 juillet 1979.
« Dès les premiers beaux jours de l’année, alors que la montagne est encore imprégnée par l’humidité de la neige à peine fondue, j’ai pour habitude de me reposer, allongée dans mon fauteuil sur la terrasse du Vivier. Dès le matin, le soleil vient y dessiner un jeu d’ombres et de lumières qui m’est tout aussi familier que la voix de ceux que j’aime. La Clarée, cette rivière bénie des dieux, coule à mes pieds. J’aperçois à travers les branches des arbres le mouvement de ses ondes transparentes qui varient en couleurs et en intensité, tour à tour tumultueuses ou calmes, grondantes ou monotones. Autour de moi les oiseaux chantent. Je leur parle et ils me répondent et je prends ce concert pour moi seule. Quelle présomption ! Ils chantent l’hymne au soleil, celui dont Rostand disait : « O soleil toi sans qui les choses en seraient pas ce qu’elles sont. » Les gouttes de pluie de la nuit accrochées aux feuilles des saules irradient sous les rayons. C’est féerique, c’est paradisiaque. J’ai sous les yeux le plus beau pays du monde. » Emilie Carles, Une soupe aux herbes sauvages. Ed. Robert Laffont S.A. Paris, 1981.
Emilie (au centre), quand elle était institurice à Paris.